Récit du Capitaine GAUDET commandant le 4ème escadron du 12ème Cuirassier.
Ce mardi 28 novembre, il semble que le général va à nouveau lâcher la meute.
Nous avons quitté Strasbourg dans la matinée, remplacés par des Américains et une division
française, à base de F.F.I., dont André Malraux commande un régiment.
Nous marchons plein sud, direction Colmar.
L’effort principal porte sur Erstein, gros bourg à 20 km sud de Strasbourg.
Suivis par une compagnie du Tchad formée de jeunes F.F.I., nous atteignons Limersheim, quand un ordre laconique précise notre mission:
« Débordez Erstein par l’ouest… Objectif : Osthouse. »
Je lance Job sur Schaeffersheim ; rien de sérieux.
Il nettoie le village en un clin d’œil et poursuit sur Bolsenheim… Dommage, la nuit arrive ; nous aurions bouffé du kilomètre !
Uttenheim est rapidement atteint.
Nos fantassins suivent, achèvent de nettoyer et font des prisonniers.
A gauche toute !
A 25 miles, les chars de tête se ruent sur Osthouse, pressés d’en finir.
Le lieutenant Forster et la section des sapeurs pompiers
L’aspirant Digo porte son char, le "Vitry-le-François", près des dernières maisons, au
sud, face à Matzenheim.
L’escadron tient le village. Les fantassins, pour beaucoup c’est leur premier combat, font une trentaine de prisonniers.
Ce succès les réjouit.
La jeep "Gorillon I" vient se ranger près du "Verdun III", en soutien du "Vitry", à cent
mètres.
Bourbier sort la tête de la tourelle.
Un sourire de contentement aux lèvres, il contemple avec satisfaction les prisonniers en colonne, les mains derrière la nuque.
Cadel relève le capot et fume une Camel.
Pillot, dans sa tourelle, reste enfermé ; il a pointé son 75 au loin, sur la route qu’on distingue mal maintenant dans le brouillard du
soir, en direction de Matzenheim.
Je rends compte par radio :
« J’occupe Osthouse, m’installe défensivement tous azimuts. »
Ceci pour bien montrer que je ne poursuis pas le mouvement vers le sud, en raison de l’obscurité, et suis prêt à recevoir les unités allemandes qui se replient d’Erstein.
Voici Demarle, notre artilleur.
J’apprécie sa présence.
Il est toujours là dans les moments difficiles.
C’est le cas ce soir, car nous sommes complètement en pointe.
Très calme, mais efficace, il a pris contact avec ses canons qui nous appuient de leurs
feux à la moindre alerte.
Nous entrons ensemble dans un café où sont rassemblés les prisonniers.
La salle est sinistre, éclairée seulement par quelques bougies.
Le cafetier me sert d’interprète.
- A quelle unité appartenez-vous ?…Silence…
- Avez-vous des chars à Erstein ?… Pas de réponse.
Le civil hoche la tête et se tourne vers moi : « Ils ne savent rien… ou ne veulent rien dire. »
Soudain, des explosions violentes retentissent.
De brèves lueurs illuminent le village.
Le lieutenant allemand esquisse un sourire ;
il jette un rapide coup d’œil sur ses hommes qui n’ont pas bougé mais nous observent avec attention.
Avant de sortir, je jette rapidement au sergent du Tchad qui les garde :
« Faites gaffe à ces mecs ! », et cours vers la sortie du village.
Les balles traceuses ricochent sur le goudron ; une intense fusillade vient des vergers.
On distingue à peine, dans la brume, la silhouette du "Vitry".
Son canon est penché vers le sol, immobile et sans voix… aucune trace de l’équipage.
Une arme ennemie l’a déjà dépassé et crache son feu sur le "Verdun" qui réplique au 75 en
débouchant à zéro.
Des silhouettes noires courent, à gauche et à droite, traversent les jardins, entrent
dans les maisons, tirent des fenêtres. Plus de traces de nos fantassins ; c’est une belle pagaille.
La contre-attaque :
deux auto-moteurs accompagnés d’une compagnie d’infanterie a surpris tout le monde.
Elle progresse dans la nuit.
A ce moment, dans le "Verdun III", restent trois hommes, brusquement tendus vers cet évènement surprenant : une contre-attaque nocturne d’infanterie.
Bernard Cadel, l’œil à son périscope, voit une flamme immense jaillir du soupirail d’une cave, atteindre et embraser une auto-mitrailleuse de Spahis qui le précède, des gars
plonger vers le sol et disparaître.
Presque aussitôt, une nouvelle flamme atteint, cette fois le "Verdun".
Le second coup du Panzer Faust arrache son casque.
De la main il se frotte la tête et la retire gluante de sang.
Il appelle Pillot.
Celui-ci, effondré sur son siège, gémit faiblement.
Bourbier, criblé de points rouges, projections sur son corps de métal en fusion, dégage péniblement Pillot, l’emporte dans une cave avec Cadel, pour échapper aux allemands qui ont progressé.
C’est lui, Bourbier, la peau rouge comme une écrevisse, qui s’échappera de la cave, me retrouvera dans le centre du village et me racontera, dans un concert d’imprécations contre les salauds qui le poursuivent depuis tant d’années, les malheurs du "Verdun III" et de son équipage.
C’est seulement vers minuit, grâce à nos fantassins, que nous retrouverons nos blessés dans leur cave.
Joseph Pillot souffre affreusement ;
son visage livide semble résigné : il sent venir la mort avec soulagement.
Elle le prendra, plus tard, dans un échelon médical américain. Cadel a la boîte crânienne enfoncée ;
un médecin renonce à toute intervention et ne lui
retire pas une lamelle de fer qui, aujourd’hui encore, reste bien implantée dans son cuir chevelu.
A l’aube seulement, nous atteignons la partie sud d’Osthouse, abandonnée par les Allemands.
A la sortie du village, je distingue la silhouette du "Vitry-le-François".
Dans un épais brouillard, une image irréelle se dessine… le canon, curieusement pointé vers le sol, est tout prêt de l’aide-pilote, Witzack, mort à son poste.
Le corps de l’aspirant Digo est recroquevillé sur l’herbe, près de la chenille gauche.
Il s’aidait du canon pour remonter en char lorsqu’un obus de 88 lui a sectionné la jambe droite.
Fils du Gouverneur d’un territoire d’Afrique Noire, il avait triché sur son âge pour partir en Angleterre, volontaire des Cadets de la France Libre.
Il n’avait pas encore 20 ans.
Extrait de : "l’Almanach du Combattant"
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